Juin 1940. Chartres, submergée par la foule des réfugiés du Nord, s'est simultanément vidée de ses propres habitants.
Quelques unités combattantes en retraite la traversent encore, bientôt suivies par les premiers détachements de la Wehrmacht. Resté à peu près seul à son poste, le jeune préfet est convoqué par le vainqueur, qui veut le contraindre à signer un document mensonger portant atteinte à l'honneur de l'armée française.
Le dramatique récit de Jean Moulin, dont le dépouillement souligne la force, ouvre, le 17 juin, le grand livre de la Résistance.
(LES ÉDITIONS DE MINUIT)
LA PRÉFACE DU GÉNÉRAL DE GAULLE
Max, pur et bon compagnon de ceux qui n'avaient foi qu'en la France, a su mourir héroïquement pour elle.
Le rôle capital qu'il a joué dans notre combat ne sera jamais raconté par lui-même, mais ce n'est pas sans émotion qu'on lira le Journal que Jean Moulin écrivit à propos des événements qui l'amenèrent, dès 1940, à dire Non à l'ennemi.
La force de caractère, la clairvoyance et l'énergie qu'il montra en cette occasion ne se démentirent jamais.
Que son nom demeure vivant comme son œuvre demeure vivante!
Charles de Gaulle - 1er juin 1946
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17 juin 2010
UNE NOUVELLE ESPÉRANCE FRANÇAISE
“La résistance est espérance“ René Char
Quelques instants, oublions la médiocrité de notre vie politique nationale, où pullulent les ambitions dérisoires comme les moucherons avant l’orage, oublions les errements d’une Europe dogmatique, bricolée à marche forcée contre ses peuples et submergée par une réalité complexe et têtue trop longtemps ignorée, oublions la fragilité d’un système financier international fondé sur la dissimulation et la cupidité, oublions le gouffre des dettes souveraines…
CHARLES DE GAULLE, JEAN MOULIN, LA FRANCE
Et imaginons la France il y a soixante-dix ans, jour pour jour, son sol progressivement envahi par l’armée hitlérienne, ses autorités déliquescentes et paniquées, incapables de faire face, les cortèges hétéroclites de familles fuyant l’horreur des combats. Imaginons ce 17 juin 1940, à Chartres, enfermé dans une cellule aux côté d’un tirailleur africain, Jean Moulin, préfet de la République, portant les stigmates sanglantes de la torture, se tranche la gorge avec des morceaux de verre. Il refuse de céder aux Allemands qui veulent l’obliger à signer une déclaration accusant les soldats africains de l’armée française d’avoir commis des crimes de guerre perpétrés, en fait, par l’armée nazie. Le premier acte de résistance à l’occupant venait d’avoir lieu, un acte de fraternité française, de dignité humaine, quintessence de l’humanisme républicain. Sauvé in extremis grâce à l’alarme donnée par son compagnon de cellule à son réveil et aux soins prodigués par les Sœurs de l’hôpital voisin, Jean Moulin sera libéré.
Cette page trop peu connue de notre Histoire sera le prélude héroïque à l’appel lancé le lendemain par le général de Gaulle. Symboliquement réunis par cette chronologie, les destins du chef de la France Libre et du fondateur du Conseil national de la Résistance seront ensuite indissolublement liés. En juin 1946, de Gaulle écrira à propos de l’acte de son “pur et bon compagnon“ Jean Moulin : “Le rôle capital qu’il a joué dans notre combat ne sera jamais raconté par lui-même, mais ce n’est pas sans émotion qu’on lira le Journal que Jean Moulin écrivit à propos des événements qui l’amenèrent, dès 1940, à dire Non à l’ennemi. La force de caractère, la clairvoyance et l’énergie qu’il montra en cette occasion ne se démentirent jamais. Que son nom demeure vivant comme son œuvre demeure vivante !“(1)
Ce singulier et profond compagnonnage dans le combat patriotique, entre le militaire visionnaire et l’homme du Front populaire, forgera l’unité supérieure qui s’affirmera, au-delà des péripéties, entre la France libre et la Résistance intérieure. Il fut un atout essentiel pour les succès de la France combattante, puis pour la souveraineté de la France libérée.
Unité institutionnelle de la "République des catacombes "(2) mais également unité du projet pour l'avenir de la France. Charles de Gaulle comme Jean Moulin pensaient la Résistance non seulement comme une lutte pour la libération du territoire, mais également comme le prélude à une nouvelle révolution. Le programme du Conseil national de la Résistance, qui l’affirmera avec force, était au diapason de la pensée du général de Gaulle. Dès 1942, de Gaulle déclarera à Londres dans un discours devant les Français libres : “C’est une révolution, la plus grande de son histoire, que la France, trahie par ses élites dirigeantes et par ses privilégiés, a commencé d’accomplir“. Autre élément révélateur du lien entre la pensée du général de Gaulle et les orientations du programme du CNR, ce télégramme envoyé par Jean Moulin à Londres le 8 mai 1943: “Conseil de la Résistance constitué. Essaie organiser réunion prochaine. Indispensable m’envoyer par premier courrier message de Gaulle qui devra constituer programme politique“ (Rex n°453). En novembre 1943, à Alger, devant l’Assemblée consultative provisoire de la République, le général de Gaulle précisera : “La France veut que cesse un régime économique dans lequel les grandes sources de la richesse nationale échappaient à la nation, où les activités principales de la production et de la répartition se dérobait à son contrôle, où la conduite des entreprises excluait la participation des organisations de travailleurs et de techniciens, dont cependant elle dépendait. Il ne faut plus qu’on puisse trouver un homme ni une femme qui ne soient assurés de vivre et de travailler dans des conditions honorables de salaire, d’alimentation, d’habitation, de loisirs, d’hygiène et d’avoir accès au savoir et à la culture“.
En quelques mots, il exprimait là l’idéal d’une République sociale affirmé solennellement dans le programme du CNR, que la France adopta à la Libération, bénéficiant de la “discrétion“ d’un grand patronat qui s’était largement vautré dans la collaboration. Conçu dans la clandestinité par ceux qui furent l’honneur de la France, appliqué dans une économie nationale ruinée par la guerre et l’occupation, ce modèle français s’est imposé au fil des décennies.
Mais, dès le lendemain de la Libération, en avril 1945, une grande figure de la Résistance intellectuelle, Vercors, l’auteur du “Silence de la mer“, écrira dans les "Chroniques de Minuit"(3) : “Peut-être le plus grave danger qui, périodiquement, menace l’esprit humain réside-t-il dans cette tendance, cette facilité, à laisser les idées et les mots devenir fossiles, devenir ces objets respectés comme de vieilles idoles mais aussi vains qu’elles, et que l’on met comme elles sous vitrine. Tenter de conserver à ces grands concepts leur vitalité et leur dynamisme sera la justification et peut-être le mérite de notre effort“. Cet avertissement était prémonitoire.
LA RUPTURE
Aujourd’hui, le pays connaît un grave effacement de ce qui fait le fondement de toute démocratie véritable : le débat de fond, la confrontation des idées. Les convictions sont devenues secondaires. Ce qui compte avant tout ce sont les stratégies de communication pour exister, arriver au pouvoir, s’y maintenir. Évolution rampante qui vient de loin et qui touche la part dominante du personnel politique.
Comme le poisson pourrit par la tête, la République se dessèche par les mots. Des temps gaulliens où les mots avaient comme fonction de galvaniser les citoyens pour une ambition collective, nous sommes tombés dans un système politique où les mots servent à contourner la volonté populaire, à endormir, à tromper les citoyens. Les mots qui nomment les idées ne sont là que comme outils de pouvoir. Ils sont coupés des valeurs qu’ils sont censés porter. Ils servent à camoufler l’inavouable résignation des politiques. Ils sont dévalués. Devenus de vulgaires attrapes suffrages, ils ont pour notre vie démocratique les mêmes conséquences que la fausse monnaie dans l’économie. Le verbiage incantatoire a remplacé le verbe mobilisateur. La République est dénaturée.
La société française est entrée dans une souffrance profonde. Fragilisée, et même paupérisée, par la crise économique, angoissée par des perspectives d'avenir incertaines, troublée par l’affaissement de l’autorité de l’État et l’impuissance des politiques, déboussolée par le déclin des valeurs de solidarité et de dépassement, scandalisée par une classe dirigeante avide et insouciante qui jouit ostensiblement et sans vergogne de ses richesses et de ses privilèges, notre société se délite. Des territoires restent durablement hors du droit et des valeurs de la République, laissant le champ libre aux visées du fanatisme et aux ingérences extérieures. Une idéologie insidieuse, fustigeant la diversité française, met en cause les fondements citoyens de la nation et menace sa cohésion. Crise économique, crise morale, crise de l’autorité, crise d’identité, le doute s’installe profondément au cœur du pays. Les repères se brouillent, les extrémismes prospèrent, des nuages noirs se forment.
La rupture est flagrante avec l’idéal d’une République émancipatrice et fraternelle, voulue par ceux qui ont refusé l'asservissement nazi. En 2007, l’ancien maoïste soixante-huitard, devenu vice-président du MEDEF, Denis Kessler, nous annonçait fièrement la liquidation du gaullisme, du programme du Conseil national de la Résistance, du modèle économique et social français sous le titre explicite “Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde“. S’agit-il vraiment de raccrocher notre pays au monde ? Non, il s’agit plutôt de le banaliser, de le normaliser. “Accrochée“ au monde, la France l’est depuis des siècles, en restant fidèle à elle-même ! Ses idées, ses grands principes, ses refus et ses révolutions font le tour de la planète depuis des lustres ! Et elle n’a jamais été autant “accrochée“ aux peuples du monde que lorsqu’elle a solennellement refusé de suivre Georges W. Bush dans sa croisade en Irak. Il s’agit, en fait, de faire disparaître la singularité de la France et sa vocation, de nier les pages de notre Histoire qui ont forgé le rayonnement universel de notre culture, de notre langue, de notre humanisme, de nous couper de nos racines comme de nos solidarités planétaires. Il s’agit de finir le travail que Roosevelt n’a pu faire aboutir.
UN NOUVEAU SURSAUT
Dans "Les chênes qu'on abat..."(4), André Malraux cite ces mots prononcés par le général de Gaulle lors de leur dernière rencontre, à Colombey : "Si un nouveau sursaut doit se produire, il continuera ce que j'ai fait et non ce qu'on aura fait après moi" . En quittant le pouvoir, le général de Gaulle savait que la France allait, pour un temps, redevenir médiocre, soumise, "convenable", écoutant les Chardonne du moment. Que la révolution sociale qu’il voulait engager par la participation serait immédiatement sabotée par un patronat affolé à cette perspective et par une CGT inquiète pour son influence. Que la voix rebelle et libératrice de la France ne résonnerait plus sous divers cieux du monde, de Brazzaville à Phnom-Penh et à Montréal, de Bucarest à Mexico. Mais il était tout autant persuadé qu’un jour, de son tréfonds, le peuple français allait faire renaître sa passion pour le progrès social et la fraternité humaine, son désir millénaire de chevauchée universelle, son pacte avec la liberté du monde.
Un peuple, pour croire en lui-même et se projeter dans l’avenir, a besoin de grandes références, de belles figures, de héros. En particulier le peuple français, peuple “politique“ par excellence. Son Histoire, toujours à l’avant-garde des idées et des changements, en témoigne. Comme, dans la période que nous traversons, son attachement, au-delà des décennies et des clivages politiciens, à la personne et à l’œuvre de Charles de Gaulle. Et ce n’est pas la nouvelle pièce de deux euros qui vient d’être frappée à l’effigie du général de Gaulle qui pourra combler le vide, remplacer notre ambition perdue !
À l’étranger, l’espoir de la renaissance d’une France fidèle à sa mission singulière, est très présent. Il s’exprime beaucoup dans les pays du Sud, mais en Europe également. Une des dernières déclarations du Prix Nobel de littérature le Portugais José Saramago, est révélatrice de cette attente : “D’un point de vue culturel, la France est pour moi d’une importance fondamentale, même si je pense qu’elle a laissé tomber son rôle de phare. Si vous réussissiez à le récupérer, ce serait formidable pour l’Europe et pour le monde“.
Qu’on ne s’y trompe pas, tout est fait pour bâillonner le peuple français et entraver sa liberté. Mais tous ceux qui le craignent, les privilégiés d’un vieux monde à la dérive, ne pourront rien contre sa colère et la contagion de ses idées. Alors qu’il venait d’être nommé préfet à Chartres, Jean Moulin déclarait le 8 mai 1939 devant les élus de la République : “Il est des heures où servir son pays à quelque poste que ce soit a un caractère d’impérieuse obligation que c’est tout naturellement et avec enthousiasme que les hommes de bonne volonté trouvent les forces nécessaires à l’accomplissement de leur tâche“. Comme toujours dans notre Histoire, ces hommes de bonne volonté, exclusivement soucieux du bien public et de l'intérêt national, ne manqueront pas. La France, aujourd'hui encore "trahie par ses élites dirigeantes et par ses privilégiés", doit faire preuve d'audace. Dans le préambule de son programme, intitulé “Les jours heureux", le CNR imaginait ainsi l'avenir du pays après la Libération: “La France retrouvera son équilibre moral et social et redonnera au monde l'image de sa grandeur et de son unité". N'est-ce pas, dans sa lumineuse et exigeante simplicité, l'objectif qui doit rassembler le peuple français dans un nouveau sursaut ? Le temps est venu d’une nouvelle espérance française.
DOMINIQUE GALLET
(1) Préface du Journal de Jean Moulin "Premier combat" (Éditions de Minuit - 1946)
(2) Référence au titre de l'ouvrage de Daniel Cordier "Jean Moulin, la République des catacombes" (Gallimard - 1999 et 2010))
(3) Éditions de Minuit - 1945
(4) Gallimard - 1971
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