Le séminaire gouvernemental sur la prospective de la France à l’horizon 2025 était en soi une initiative positive. Au-delà du débat sur la politique de redressement du pays, la France est en effet à l’heure du choix sur son avenir en tant que nation indépendante, forte et influente. Le monde politique, à droite comme à gauche, ne nous avait pas habitué à une telle réflexion, préférant cultiver le flou et les envolées lyriques, au lieu de développer une vision lucide, concrète et ambitieuse de notre devenir collectif. Et, depuis des décennies, les Français prenaient conscience que leurs décideurs ne croyaient plus vraiment en la France, en sa singularité dans le concert des nations, au rayonnement de sa langue dans le monde, à l’avenir de son industrie, de sa recherche et de sa créativité technologique, à l’influence de son action diplomatique, à l’importance stratégique de ses forces armées. Ouvrant ainsi un large, et paradoxal, boulevard aux héritiers de Vichy.
Le comble du ridicule de cet esprit de renoncement est venu dans les premiers jours de cette année 2013 d’un des joueurs de flûte de la chimère supranationale, Hervé Morin, qui déclarait le 9 janvier : « La France était une des quatre puissances globales. Elle ne l’est plus ». Deux jours après, le 11 janvier, débutait l’intervention militaire française au Mali, saluée le 19 février sous le titre “Vive la France !“ par un éditorial de Newsweek qui voyait dans la France « une superpuissance décisive, à la différence de l’Amérique, […] la superpuissance musclée et volontaire, la seule en Europe capable de lutter contre les djihadistes».
PENSER L’AVENIR DE LA FRANCE
Le temps est venu de penser concrètement, hors de tout a priori idéologique, l’avenir de la France. Mais, si une réflexion prospective à l’horizon 2025 est indispensable, les premières idées lancées lors du séminaire gouvernemental relevaient avant tout des vœux pieux et des considérations générales sur les nouvelles technologies. Un débat public doit donc s’engager sans attendre la sortie fin 2013 du “projet stratégique“ commandé au commissaire général à la stratégie et à la prospective, Jean Pisani-Ferry.
Ce débat est d’autant plus nécessaire que l’on ne sent pas chez la plupart de nos gouvernants une claire prise de conscience des enjeux d’une véritable ambition française pour les prochaines décennies. La manière dont le premier ministre Jean-Marc Ayrault définit l’influence de la France dans le monde, en est une illustration inquiétante: « Ne sous-estimons pas notre influence dans le monde : nombreux sont ceux qui regardent vers la France, qui aiment son histoire, les valeurs universelles qu'elle incarne, sa créativité culturelle, son art de vivre. Ils attendent beaucoup de nous » écrit-il dans la conclusion de sa tribune “Pour un nouveau modèle français“. Oubliant, tout simplement, la langue française et son rayonnement mondial, comme l’immense contribution de la France dans les découvertes scientifiques, les avancées médicales et les progrès technologiques de l’humanité ! Penser l’avenir de la puissance de notre pays nécessite, bien sûr, d’identifier et de soutenir les nombreux secteurs de la recherche, de l’industrie et de l’économie numérique qui portent l’influence française dans le monde d’aujourd’hui, afin de les consolider ou de les redresser, et d’innover. Les 34 plans d’action lancés à l’initiative du ministre du redressement productif Arnaud Montebourg peuvent y contribuer largement (1), malgré la modicité du budget mobilisé.
LES NOUVELLES FRONTIÈRES
Mais la multiplication de projets innovants ne suffit pas. Il manque l’affirmation franche et forte, sans tabous, d’une grande ambition nationale, en rupture avec l’esprit de renoncement distillé aux Français depuis tant d’années. Il manque une approche globale des mutations en cours, l’identification des nouvelles frontières, des espaces qui s’ouvrent à la France pour ses futures conquêtes, et qui seront les piliers de sa souveraineté et de son influence au XXIe siècle.
Parmi ces nouvelles frontières qui s’ouvrent à la France, il y a l’immense domaine maritime de notre pays, le deuxième de la planète, qui lui offre un potentiel exceptionnel de ressources en hydrocarbures, terres rares, nodules polymétalliques et protéines. Michael Chekhov, un Américain membre de la National Mining Association, déclarait à propos de ce potentiel en ressources des fonds sous-marins : « Les pionniers domineront le marché. Il s’agit de la dernière guerre territoriale dans le monde ». De nombreux intérêts, étatiques comme privés, à travers le monde lorgnent ces richesses vitales pour l’avenir des activités humaines. Ainsi, selon le quotidien L’Opinion, des géologues de l’Université de Tokyo ont découvert dans les profondeurs sous-marines du Pacifique « des gisements de terres rares estimés à quelque 100 milliards de tonnes, soit 1000 fois ce que l’on trouve sur les terres émergés »(2). L’immensité de son domaine de souveraineté maritime et ses grandes capacités technologiques dans le domaine de l'exploration sous-marine placent la France au premier rang de cette nouvelle conquête. La puissance publique doit au plus vite définir les objectifs et rassembler les acteurs scientifiques et industriels qui permettront de développer cette filière stratégique essentielle pour l’avenir de notre pays.
La conquête spatiale est une autre nouvelle frontière qui pourra donner à la France sa puissance et son influence au XXIe siècle. Yannick d’Escatha, président du Centre national des études spatiales (CNES) déclarait en 2009 à propos de l’espace : « Nul part ailleurs l’argent n’est mieux investi ». Troisième puissance spatiale du monde dès les débuts de la Ve République, par la volonté politique du général de Gaulle, la France ne peut pas brider son ambition nationale pour la nouvelle grande étape de la conquête de l’espace : l’exploration humaine de la Lune et de Mars. De nombreux pays, ne disposant pourtant pas de notre expérience et de nos atouts, ont fait ce choix stratégique. La Chine a réalisé il y a quelques mois son quatrième vol habité dans l’espace, après ceux de 2003, 2005 et 2008 et annonce consacrer à l’espace un budget annuel de 2 milliards de dollars. En 2008 l’Inde envoyait sur la Lune son premier engin spatial (pour un coût de 63 millions d’euros) et annonçait une mission habitée pour 2015.
Mais cette activité ne concerne pas uniquement des pays de la taille de la Chine, de l’Inde ou du Japon. Ainsi une nation de 50 millions d’habitants, la Corée du Sud, a lancé en 2007 un vaste programme spatial, avec l’ouverture du centre spatial de Naro (qui a réussi son premier lancement d’un satellite en orbite en janvier 2013), le développement d’un lanceur de 300 tonnes et l’envoi d’une sonde sur la Lune. Et, plus discrètement, des pays européens, sans véritable passé dans le domaine spatial, s’y préparent. En janvier 2007 une dépêche de l’agence Reuters annonçait que l’Agence spatiale britannique avait décidé devant « la réduction des coûts du transport dans l’espace » de préparer une mission spatiale vers la Lune, afin d’y trouver le meilleur site pour une installation humaine. En août 2009, le secrétaire d’État allemand chargé de l’espace envisageait, malgré la crise, au nom de l’enjeu scientifique, le lancement par l’Allemagne d’une mission lunaire en 2015, chiffrant même le coût de ce programme à 1,5 milliards d’euros sur cinq ans. Et en 2011 l'Allemagne adoptait un Livre blanc sur sa stratégie spatiale qui affirmait sa nouvelle ambition de développer « un savoir-faire national propre » dans ces « domaines d'importance stratégique ». Des annonces qui sont à rapprocher d’une déclaration récente du ministre allemand des Finances Wolfgang Schaüble : «L'Allemagne ne veut plus être une grande puissance en politique étrangère. Comment le pourrions-nous après Hitler et Auschwitz ? L'Histoire laisse longtemps des traces » (3). Faisant ainsi ouvertement son deuil d’une politique étrangère ambitieuse - non pas au nom de l'intégration européenne mais de son passé ! - , l’Allemagne par contre commence à s’investir auf Taubenfüße(4) dans ce qui fera d’elle une grande puissance dans les autres domaines de l’activité humaine, dont la conquête spatiale.
Première puissance spatiale d’Europe occidentale, disposant à Kourou d’un centre spatial des plus performant au monde, et avec la Terre Adélie dans l’Antarctique d’une base particulièrement adaptée à l’expérimentation des longs vols habités, la France quant à elle ne doit plus rester à la traîne dans cette nouvelle aventure humaine. L’exécutif doit aujourd’hui, comme dans les premières années de la Ve République, affirmer une grande ambition nationale en engageant résolument le pays dans cette nouvelle étape. Les moyens financiers à mobiliser pour ce programme seront dérisoires(5) par rapport à l’immensité de l’enjeu pour notre progrès scientifique et technologique, notre développement industriel de pointe, commeaux nombreuses ressources qui seront générées(6).
LA FRANCE PUISSANCE... ÉMERGENTE
La France est à l'heure du choix. Au-delà de la mobilisation pour le redressement économique et industriel et l'innovation technologique, l'État stratège doit sans tarder se tourner vers ces nouvelles frontières pour y développer systématiquement les intérêts de la France.
Contrairement à ce que nous serinait le chant funèbre des “déclinistes“ de tous bords, la France dispose non seulement de nombreux atouts pour préserver son indépendance et sa singularité dans le concert des nations, mais également, avec l'exploitation des fonds sous-marins et l'exploration de l'espace, de deux cartes maîtresses aux immenses potentiels de ressources et de puissance. Après plusieurs décennies d'irresponsabilité budgétaire, de renoncement au nom de la chimère supranationale, de jeux pervers avec le Front national dont l'imposture s'installe aujourd'hui au cœur du pays, les langues se délient, les dogmes s'effritent, les yeux s'ouvrent. Le réel s'impose. Non seulement la France n'est pas en déclin, mais il devient possible de la penser comme une nation disposant d'une nouvelle puissance potentielle qui émergera demain. Ce qui suscitera des vocations enthousiastes au sein des nouvelles générations et la fierté de tout un peuple qui veut continuer de maîtriser son destin et de parler au monde.
À la condition que s'affirme sans tarder une volonté politique déterminée qui prenne à bras le corps ce défi vital pour l'avenir de la France.
DOMINIQUE GALLET
(1) Un 35ème plan d’action “intelligence artificielle et traduction automatique“ est nécessaire et devrait être lancé. En effet, la France doit s’appuyer sur les immenses perspectives technologiques de la traduction automatique. Le biologiste et futurologue Joël de Rosnay déclarait déjà il y a quelques années : «L’autosélection de l’anglais, sorte d’espéranto commode mais limité, est probablement un phénomène transitoire dans l’attente des systèmes de traduction automatique individuelle en temps réel ». Plusieurs pays s’y préparent maintenant activement. Ainsi l’Inde, dont les chercheurs travaillent sur un programme qui permettra aux locuteurs des différentes langues maternelles du pays de se parler directement par téléphone mobile. Mais aussi des sociétés comme Microsoft, Google, Samsung ou Docomo-NTT. Dans ce secteur essentiel de l’intelligence artificielle, la France doit contribuer fortement au développement de sa recherche et des applications industrielles, ce qui assurera la présence du français parmi les grandes langues pivots qui s’imposeront dans l’intercommunication planétaire de demain.
(2) L’Opinion du jeudi 5 septembre 2013
(3) Handelsblatt du 21 janvier 2013 à l'occasion du 50ème anniversaire du Traité franco-allemand de l'Élysée
(4) À pas de colombe (Hegel)
(5) La réduction des coûts du transport dans l'espace (que soulignait en 2007 l'Agence spatiale britannique à propos de son projet de mission pour une installation lunaire) incite même des fondations privées, des sociétés commerciales et des hommes d'affaires à lancer des projets de transport suborbital (Virgin Galaxy) et d'implantation humaine sur la Lune et Mars (Bigelow Aerospace, Mars Society, Mars One, Dennis Tito).
(6) Il pourrait d'ailleurs être proposé aux fonds souverains des Émirats arabes unis de contribuer partiellement à ce programme dans le cadre d'un partenariat gagnant/gagnant qui favoriserait la montée en puissance de la France en échange de retombées en ressources garantissant la pérénité des ÉAU après la disparition de la manne du pétrole et du gaz. Ce même type de partenariat pourrait également se concevoir pour l'exploitation par la France de ses fonds sous-marins.
Votre article est non seulement stimulant mais il est une réponse claire à ce que déclarait François Hollande lors du séminaire de rentrée du gouvernement. Comme l’écrit l’édito du "Monde" d’hier, « François Hollande imaginait trois scénarios pour la France. "Le déclin", amorcé depuis dix ans ; il se poursuit, faute de politiques suffisamment vigoureuses, courageuses et clairement expliquées. Un pays "cabotant au jour le jour, de crise en crise, en essayant d'éviter les écueils" ; nous y sommes. "Un projet d'avenir", assez ambitieux pour permettre aux Français de sortir d'une résignation rageuse qui donne le beau rôle au Front national. On l'attend toujours. » Votre texte est une contribution concrète et éclairante pour définir ce projet d’avenir que nous espérons !
Rédigé par : A. Rochefort | 29 octobre 2013 à 18:38