À Mohamed Bouazizi
Diplômé de l’Institut supérieur d’informatique de Mahdia
Marchand de fruits et légumes à Sidi Bouzid
Les échos qui nous étaient parvenus de Davos illustraient jusqu’à la caricature combien ce haut lieu de la planète financière ignore la complexité du monde réel, avec quel mépris les décideurs mondialisés considèrent les peuples et leurs aspirations. En pleine révolution tunisienne, alors que commençait à s’embraser la rue égyptienne, des experts avaient pu, selon l’AFP, y affirmer, sans susciter de tollé : “La démocratie n’est pas une panacée pour les Arabes“, “Les Arabes ne croient pas à la démocratie, ça ne fait pas partie de leur héritage“, “Le problème, c’est quand vous avez une mauvaise allocation des ressources“. En gros : ils ont faim, injectons des dollars, le calme reviendra ! Dès le lendemain, l’intelligence collective du peuple tunisien, qui avait déjà inventé le bref et décisif “Dégage !“, répondait en arabe sur des banderoles déployées dans les manifestations : “Nous ne sommes pas la révolution des affamés, nous sommes la révolution des hommes libres !“
LA FRANCE DOIT REPRENDRE SA MARCHE
Que ceux qui ont décrété la fin de l’Histoire et qui ont voulu croire que le monde pouvait être gouverné comme une multinationale, que ceux pour qui la démocratie n’a été qu’un slogan creux destiné à couvrir leur entreprise de conquête, soient effrayés par l’irruption soudaine des peuples arabes, et veuillent à tout prix préserver le statu quo de leurs intérêts en contrôlant de près le processus des transitions, est, somme toute, cohérent.
Mais comment la France peut-elle continuer à réagir dans la foulée des déclarations américaines ou à se fondre dans un unanimisme européen de façade, exprimé de surcroit exclusivement dans sa langue par la Britannique Catherine Ashton ? Doit-elle définitivement se plier à l’oukase du premier ministre aux “affaires courantes“ belges, Yves Leterme, qui voudrait interdire l’expression des diplomaties nationales (et qui par contre, au nom des "spécificités nationales", revendique pour les États membres "l'espace de mener leur propre politique" sur le plan économique !) ?
La France doit-elle accepter de sortir de l’Histoire sur la pointe des pieds alors que ses voisins de la rive sud de la Méditerranée y entrent avec fracas ?
Non ! Le soulèvement du monde arabe interpelle la France directement, intimement. L’événement gigantesque qui se produit à ses portes lui donne des responsabilités particulières qui l’obligent. Elle doit à nouveau faire entendre haut et fort sa voix singulière. Elle doit cesser d’être tétanisée par les tabous atlantistes et européistes et reprendre librement sa marche, en entrainant, comme lors de la deuxième Guerre du Golfe, tous ceux qui choisiront de la suivre.
AU NOM DE VALEURS PARTAGÉES
La France le doit d’abord en raison des valeurs qu’elle porte depuis le siècle des Lumières et la Révolution de 1789. Des peuples, qui ont souvent partagé notre histoire, se battent pour des valeurs qui fondent notre République, la liberté de conscience et d’expression, l’égalité citoyenne, la justice sociale, la laïcité, les droits de l’Homme. Soutenons cette aspiration de la jeunesse, fer de lance d’une révolte citoyenne, pour éviter que sa révolution soit confisquée, que tant de sacrifices et d’espoirs soient broyés dans une confrontation entre une oligarchie issue des anciens régimes et un islamisme en perpétuelle embuscade ! Ainsi, alors que le "guide suprême" iranien Ali Khamenei prétendait depuis Téhéran que les soulèvements dans le monde arabe étaient le signe du réveil islamique, qu’à Washington le président Barack Obama priait pour la fin des violence et des “jours meilleurs“ en Égypte, de Paris, la nation des Lumières aurait dû, elle, clamer tout naturellement le message de l'humanisme laïc, et affirmer sans réticence sa solidarité indéfectible avec les revendications citoyennes !
LE JEU DE LA FRANCE EN MÉDITERRANÉE
Une autre raison tient au jeu multiséculaire de la France en Méditerranée. De François Ier à Charles de Gaulle, et même à Jacques Chirac, la diplomatie française a toujours accordé à la Méditerranée une importance primordiale. L’oublier aujourd’hui, en continuant de déléguer l’essentiel de notre politique étrangère à une impossible synthèse diplomatique entre les 27, qui ne peut déboucher que sur une politique du "chéquier", serait une faute grave. Les constantes géopolitiques sont déterminantes : ainsi la Grande-Bretagne est toujours très tournée vers le grand large; l’Allemagne vers l’Europe centrale et orientale, ainsi que vers la mer Baltique. La France, nation aux responsabilités mondiales, est notamment une grande puissance méditerranéenne, dont les intérêts stratégiques sont profondément liés à l’évolution de la région. L’Histoire, la géopolitique, mais également le partage de la langue française avec plusieurs peuples de la rive orientale, lui donnent une réelle influence et des responsabilités particulières qui ne doivent pas être gâchées, neutralisées. Loin des tractations et des ingérences plus ou moins discrètes, le rôle spécifique de la France devrait être de contribuer à créer et à maintenir un environnement international favorable au succès des étapes vers de véritables États de droit. Mais sans imagination et sans audace, elle semble ignorer son influence et le rôle que sa diplomatie pourrait jouer dans cette période capitale. Elle laisse ainsi le terrain diplomatique occupé par des puissances extérieures à la Méditerranée dont l’objectif principal est de tenter de sauver quelques meubles des anciennes oligarchies, pour se dépêcher “de renvoyer le peuple dans sa caverne“ (Les Damnés de la Terre, Frantz Fanon).
L'ÉMERGENCE DE SOCIÉTÉS CIVILES OUVERTES
Au-delà des bouleversements institutionnels qui se préparent, les soulèvements citoyens du monde arabe vont s’accompagner de l’émergence de sociétés civiles ouvertes, imaginatives, libérées de la chape de plomb des tyrannies. Les orientations qui vont éclore au sein d’opinions publiques étouffées depuis des décennies, seront déterminantes pour dessiner le contour des forces politiques qui dirigeront ces futures démocraties, dont nous espérons tant l’avènement. Elles vont également apporter une dimension nouvelle aux relations entre les deux rives de la Méditerranée. Voilà une autre raison essentielle qui impose l’affirmation d’une vision globale française de l’avenir de la Méditerranée, fondée sur la solidarité Nord-Sud, le dialogue des cultures, le rejet des fantasmes de choc des civilisations. Un jeu de miroir va s’installer entre les deux rivages et l’image que donnera d’elle-même la société française aura une influence directe sur les opinions publiques arabes. La peur martelée dans certains médias sur les dangers d’une prise en main islamiste ne s’appuie sur aucune réalité décelable dans le soulèvement des peuples tunisien et égyptien ou dans les manifestations qui se déroulent en Algérie. Par contre, la progression inquiétante des campagnes islamophobes qui font tache d’huile bien au-delà du Front national, pourrait offrir un épouvantail inespéré à la propagande islamiste radicale, lui apportant un regain de popularité et d’influence politique pendant la période incertaine que vont traverser les peuples arabes. Les extrémismes, qui se nourrissent mutuellement, risqueraient de tuer dans l’œuf la belle espérance naissante d’une alliance des peuples de la Méditerranée autour de valeurs républicaines communes.
UN RENDEZ-VOUS AVEC LA LIBERTÉ DU MONDE
Jacques Chirac écrivait dans son ouvrage La France pour tous : “L’Europe est pour la France un horizon irremplaçable. Il n’est pas le seul. Ouvert sur la Méditerranée, notre pays a les moyens et le devoir de rayonner partout dans le monde“. Ce message est bien oublié, sans parler, bien évidemment, de celui du général de Gaulle ! Principale puissance économique et culturelle riveraine de la Méditerranée, membre permanent du Conseil de sécurité, disposant d’un des outils diplomatiques les plus importants du monde, la France est pourtant la "grande muette" de la région.
Peu de temps avant sa disparition, Édouard Glissant déplorait amèrement : “La France n’a plus de visage dans le monde“. Sans visage et sans voix, elle disparaît derrière les petit calculs et les querelles picrocholines d’une classe dirigeante hypnotisée par les charlatans du déclin, aveugle aux mouvements du monde, négligeant aussi bien l'héritage que les intérêts à long terme de la nation. La France se recroqueville, s’assoupie. Et, pendant ce temps, à quelques encablures de ses côtes, le vent de liberté souffle, il s'étend dans tout le monde arabe. Et l’on sent qu’il soufflera bien au-delà, de région en région, clamant les droits de l’Homme et du citoyen, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, valeurs cardinales qui fondent la singularité de la France aux yeux du monde. Le général de Gaulle déclarait en 1941 à Londres devant les Français Libres : “Il y a un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde“. La France ne peut trahir ce pacte. Elle ne peut rater son nouveau grand rendez-vous avec la liberté du monde, avec l’Histoire. Après la naissance de cette immense espérance, la Méditerranée ne doit pas se transformer en tombeau du printemps des peuples. Elle a besoin du souffle fraternel d’une France fidèle à son héritage des Lumières, pour protéger et entretenir la forge du nouveau monde.
Dominique Gallet
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